Face à l'inflation galopante et aux crises successives, de nombreuses entreprises voient leurs contrats publics devenir des sources de pertes importantes. Lorsque les coûts explosent de manière imprévisible, transformant un marché rentable en gouffre financier, le cocontractant peut-il obtenir une compensation ? La théorie de l'imprévision, codifiée à l'article L.6, 3° du Code de la commande publique depuis 2019, offre une protection essentielle aux entreprises confrontées à des bouleversements économiques exceptionnels. Maître Aouatef DUVAL-ZOUARI, avocat spécialisé en droit public à Marseille, accompagne régulièrement les entreprises dans ces situations complexes où la survie même du contrat est en jeu.
La théorie de l'imprévision trouve ses racines dans l'arrêt fondateur du Conseil d'État du 30 mars 1916, « Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux », plus connu sous le nom d'arrêt « Gaz de Bordeaux ». Face à l'explosion du prix du charbon pendant la Première Guerre mondiale, le juge administratif a reconnu pour la première fois le droit du concessionnaire à obtenir une indemnité compensatrice pour assurer la continuité du service public. Cette théorie trouve d'ailleurs sa justification fondamentale dans le principe de continuité de l'action publique : c'est l'intérêt du service public, lequel prévaut sur l'intérêt des contractants, qui a justifié d'écarter le principe de la force obligatoire du contrat.
Aujourd'hui codifiée, cette théorie permet au cocontractant d'obtenir une indemnisation lorsque « survient un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l'équilibre du contrat ». Mais attention : ces trois conditions sont cumulatives et leur appréciation par le juge reste particulièrement rigoureuse. Une simple baisse de chiffre d'affaires ou un manque à gagner ne suffisent jamais à caractériser le bouleversement économique indemnisable. Il est essentiel de distinguer l'imprévision de la force majeure : contrairement à cette dernière, l'événement ne doit pas être irrésistible et doit rester temporaire (si le bouleversement devient permanent, l'imprévision se transforme en cas de force majeure justifiant la résiliation du contrat, selon l'avis du Conseil d'État du 15 septembre 2022).
À noter : Initialement conçue pour les concessions de service public, la théorie de l'imprévision a été progressivement étendue à l'ensemble des contrats publics où le cocontractant assure une mission d'intérêt général. Cette extension témoigne de l'importance accordée par le juge administratif à la protection de l'équilibre économique des contrats publics face aux aléas exceptionnels.
Le caractère imprévisible de l'événement s'apprécie exclusivement à la date de signature du contrat ou, le cas échéant, de son dernier avenant. Les faits doivent, selon la formule consacrée, « déjouer tous les calculs que les parties ont pu faire au moment du contrat ». Les guerres, pandémies ou hausses exceptionnelles des matières premières peuvent constituer de tels événements.
La crise sanitaire illustre parfaitement cette exigence temporelle. Les contrats conclus avant le 11 mars 2020, date de qualification de pandémie par l'OMS, peuvent invoquer l'imprévisibilité du COVID-19. En revanche, un marché signé en juin 2021, alors que la crise sanitaire sévissait depuis plus d'un an, ne saurait s'en prévaloir. De même, la guerre en Ukraine n'est considérée comme imprévisible que pour les contrats antérieurs au 24 février 2022.
Exemple concret : Une entreprise de BTP marseillaise titulaire d'un marché de rénovation énergétique signé en janvier 2022 a vu le coût de ses matériaux isolants augmenter de 45% suite à la guerre en Ukraine déclenchée le 24 février 2022. L'aluminium nécessaire aux menuiseries est passé de 2 100 euros la tonne à 3 800 euros entre février et mai 2022. Cette hausse brutale représentant 8,2% du montant total du marché de 1,2 million d'euros, l'entreprise a pu obtenir une indemnité d'imprévision de 73 000 euros (90% du surcoût de 81 000 euros), les 10% restants demeurant à sa charge au titre de l'aléa normal d'exploitation.
L'événement perturbateur doit être totalement indépendant de l'action du cocontractant et de l'administration. Cette condition distingue l'imprévision du fait du prince, où l'administration agit elle-même de manière extra-contractuelle, et des sujétions imprévues, qui concernent des difficultés matérielles d'exécution.
Le lien de causalité direct entre l'événement et le déficit doit être rigoureusement démontré. Une entreprise mal gérée ou déjà en difficulté avant l'événement ne pourra prétendre à une indemnisation intégrale. Le juge examine attentivement la qualité de gestion et les efforts déployés pour surmonter les difficultés.
La condition la plus délicate reste le bouleversement de l'équilibre économique du contrat. La jurisprudence a progressivement fixé des seuils précis : selon la circulaire du 20 novembre 1974, les charges extracontractuelles doivent avoir atteint exactement le quinzième du montant initial du marché, soit 6,7%. La jurisprudence confirme systématiquement ces seuils : une augmentation de 7% du coût d'exécution bouleverse l'équilibre (CAA Marseille, 17 janvier 2008, Société ALTAGNA, n°05MA00492), tandis qu'un surcoût de 3% est systématiquement jugé insuffisant (CE, 30 novembre 1990, Société Coignet entreprise, n°53636).
Mais au-delà des pourcentages, c'est l'existence d'un véritable déficit d'exploitation qui importe. Le cocontractant doit fournir des éléments comptables et financiers précis démontrant l'impact sur l'économie globale du contrat. Une simple baisse de rentabilité ou un manque à gagner ne suffisent pas : il faut établir des pertes réelles. Pour les marchés comportant plusieurs lots, les incidences de l'augmentation doivent être appréciées non pas lot par lot mais au regard du montant total du marché (CE, 19 janvier 2011, SARL Entreprise Matéos, req. n°316783), empêchant ainsi tout fractionnement artificiel de l'appréciation du bouleversement.
Innovation jurisprudentielle importante, le bouleversement s'apprécie par période d'imprévision. Une indemnité peut ainsi être versée même si l'équilibre global du contrat n'est pas compromis sur toute sa durée. Cette approche permet des versements provisionnels rapides en cas de difficultés de trésorerie, essentiels pour la survie de l'entreprise. Le versement de l'indemnité doit d'ailleurs être opéré aussi proche que possible du moment où le bouleversement affecte l'exécution, les titulaires pouvant bénéficier de versements provisionnels dès lors que l'ampleur des bouleversements rend évidente l'attribution d'une indemnité.
Conseil pratique : Lors de la négociation d'une convention d'indemnisation provisionnelle, veillez à inclure systématiquement une clause de rendez-vous à l'issue du contrat pour fixer le montant définitif de l'indemnité. Cette clause permet d'ajuster l'indemnisation en fonction de l'évolution réelle de la situation économique et d'éviter les contentieux ultérieurs sur le calcul définitif.
L'indemnité d'imprévision ne couvre jamais l'intégralité du déficit. Selon la circulaire du 29 septembre 2022, une part de l'aléa située entre 5% et 20% du montant de la perte effectivement subie reste systématiquement à la charge du cocontractant, représentant le risque normal d'exploitation. Cette répartition est modulée en tenant compte des difficultés financières précédemment supportées par le titulaire et des bénéfices qu'il a pu réaliser antérieurement ou postérieurement à la période d'imprévision. L'ensemble de la durée du contrat est ainsi pris en compte au terme du contrat pour calculer l'indemnité définitive.
Contrairement aux modifications contractuelles classiques plafonnées à 50% du montant initial pour les pouvoirs adjudicateurs, l'indemnité d'imprévision accordée par le juge n'est soumise à aucun plafond. L'avis remarqué du Conseil d'État du 15 septembre 2022 l'a confirmé dans le contexte de hausse des matières premières. Sur le plan technique, l'indemnité doit être distinguée du règlement financier du marché et ne peut donner lieu ni à des acomptes ni à des paiements partiels définitifs ni à un règlement au stade du décompte général et définitif (elle doit être mandatée par un règlement séparé inscrit dans la section de fonctionnement, ce qui exclut toute récupération de la TVA).
La demande d'indemnisation suit un parcours précis. D'abord, une négociation amiable avec l'administration s'impose. En cas d'accord, une convention d'indemnisation spécifique, distincte du contrat initial, formalise les modalités de versement. Cette convention ne modifie pas les conditions d'exécution du contrat mais traite uniquement de la compensation financière. La convention d'indemnisation doit prévoir une clause de rendez-vous à l'issue du contrat pour fixer le montant définitif.
En cas d'échec des négociations, le juge du contrat peut être saisi. Mais attention : le cocontractant doit impérativement poursuivre l'exécution du contrat pendant toute la procédure. Toute suspension des prestations constitue une faute privant du droit à indemnisation, comme l'a rappelé le Conseil d'État dans son arrêt du 5 novembre 1982, Société Propétrol. Il est important de noter que la fin du contrat, notamment sa fin anticipée par résiliation, ne fait pas obstacle à l'octroi d'une indemnité d'imprévision pour la période antérieure.
La théorie de l'imprévision connaît un renouveau spectaculaire depuis 2020. Les crises successives - COVID-19, guerre en Ukraine, explosion des prix de l'énergie - ont multiplié les situations de bouleversement économique. Les circulaires gouvernementales de mars et septembre 2022 ont réaffirmé l'application de ce mécanisme protecteur. Face à ces aléas majeurs, la réglementation a d'ailleurs évolué : la stipulation d'un prix ferme est désormais interdite lorsque les parties sont exposées à des risques importants (pour les contrats dont la durée d'exécution est supérieure à trois mois et nécessitant une part importante de fournitures dont le prix est directement affecté par les cours mondiaux, une clause de révision de prix incluant au moins une référence aux indices officiels est obligatoire).
La jurisprudence récente témoigne de cette vitalité. Le tribunal administratif de Dijon a condamné la ville à verser 1,5 million d'euros à l'exploitant du centre des congrès pour les pertes COVID. À Rouen, le Groupe hospitalier du Havre a dû indemniser à hauteur de 1,25 million d'euros. Ces montants considérables illustrent l'efficacité du dispositif face aux bouleversements économiques majeurs.
La présence de clauses de révision des prix ne fait pas obstacle à l'imprévision si elles s'avèrent insuffisantes. Une jurisprudence constante distingue les clauses de variation des prix qui permettent d'éviter le bouleversement et excluent le droit à indemnité d'imprévision (CE, 13 mai 1987, Société Citra-France et autres, n° 35374), de celles qui, en raison de leur insuffisance à y remédier entièrement, justifient un tel droit. Le titulaire ne saurait invoquer l'imprévision lorsqu'une clause de révision permet de traiter le bouleversement, sauf à démontrer son insuffisance caractérisée (CAA Nancy, 8 avril 2013, Sté Constructions Métalliques Savoyardes). Cette subsidiarité de l'imprévision renforce la nécessité d'une analyse fine de chaque contrat.
Face à un bouleversement économique contractuel, l'expertise d'un avocat spécialisé en droit public des contrats s'avère indispensable pour constituer un dossier solide et maximiser les chances d'indemnisation. Le cabinet de Maître Aouatef DUVAL-ZOUARI, implanté à Marseille, accompagne les entreprises et collectivités dans ces procédures complexes d'indemnisation pour imprévision. Forte d'une double compétence en droit public et privé, Maître DUVAL-ZOUARI apporte une approche personnalisée et rigoureuse pour sécuriser vos intérêts face aux aléas économiques exceptionnels. Si votre entreprise est confrontée à un bouleversement de l'équilibre économique d'un contrat public dans la région marseillaise, n'hésitez pas à solliciter notre expertise pour évaluer vos droits à indemnisation et vous accompagner dans vos démarches.